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Autour des « Jeunes filles en fleurs » : Marcel Proust et Robert Dreyfus
Robert Dreyfus (1873-1939) fut le compagnon d’enfance de Marcel Proust aux jardins des Champs Élysées, et tous deux fréquentèrent le lycée Condorcet, où leurs complicités adolescentes se muèrent en une amitié qui allait durer toute leur vie.
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Tour à tour confident, soutien, critique l’un pour l’autre, Robert Dreyfus et Marcel Proust entretiennent une correspondance nourrie, dont la lettre la plus ancienne qui soit aujourd’hui connue, de Marcel à Robert, date d’août 1888.
Pressentant le génie naissant, fasciné par la complexité et la délicatesse psychologique de son ami, Robert Dreyfus en a conservé toutes les missives, et même les billets en apparence les plus anodins. En novembre 1926, encouragé par Robert Proust, le frère de Marcel qui vient de mourir, Robert Dreyfus rassemble ses souvenirs et les lettres, qu’il édite chez Grasset et Fasquelle : Souvenirs sur Marcel Proust, accompagné de lettres inédites.
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Parallèlement, Robert Dreyfus a, durant toute sa carrière d’homme de lettres, d’essayiste et d’historien, collectionné et conservé les œuvres de Proust et les publications le concernant, tout en suivant avec attention l’élaboration et la diffusion de l’œuvre de son ami (il l’aide par exemple à rassembler les textes qui forment Pastiches et Mélanges), et c’est lui qui chroniquera, entre autres, la parution d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs pour le Figaro du 7 juillet 1918.
La collection de Robert Dreyfus à la bibliothèque de l'École normale
Les conditions dans lesquelles une partie de la bibliothèque personnelle de Robert Dreyfus a été donnée à la bibliothèque de l’École normale supérieure sont aujourd’hui encore floues. Il est certain que c’est sous la direction de Paul Étard (entre 1926 et 1950) que le don est intégré dans les collections : un certain nombre de documents sont postérieurs à l’édition du dernier tome de la Recherche à la NRF (1927) et témoignent de l’activité de Robert Dreyfus jusqu’à l’année de sa disparition (1939). De plus, la « main » sur les registres de la bibliothèque et sur la cote inscrite à la plume sur les documents est celle de Paul Étard. Mais il est également sûr que Robert Dreyfus connaissait le prédécesseur de Paul Étard à la direction de la bibliothèque, Lucien Herr. Les deux hommes se sont probablement fréquentés au moment de l’affaire Dreyfus. Enfants de la bourgeoisie laïque et républicaine, Robert Dreyfus et ses camarades anciens élèves du lycée Condorcet sont dreyfusards, tout comme le cercle de la revue Le Banquet (1892-1893), auquel ont appartenu à la fois Marcel Proust et Robert Dreyfus. La dédicace que ce dernier rédige sur l’exemplaire de Vie et prophéties du Comte de Gobineau (1906) qu’il offre à la bibliothèque de l’École normale atteste en tout cas de liens amicaux : « A Lucien Herr, Très affectueusement, Son ami, Robert Dreyfus. »
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Les « Proustiana »
à Robert Dreyfus
En souvenir des jeunes filles des Champs Élysées et des bals, où nous aimions chacun une jeune fille différente mais dont toutes deux le nom finissait en I,
Ce Swann encore bien incomplet et dont la courbe n’est peut-être même pas encore perceptible,
En attendant que les volumes suivants pas imprimés mais écrits, le décrivent entièrement
Son ami MarcelAu sein de la collection que Robert Dreyfus donne à la bibliothèque, constituée d’albums de coupures de ses articles, de livres de sa bibliothèque personnelle et de lettres, les « Proustiana » forment un ensemble saisissant, à la fois par sa cohérence, sa richesse, et le soin évident dont il a fait l’objet. Aux côtés de tirés-à-part précieusement conservés et documentés – certains dédicacés par leurs auteurs (« Inadvertent repetitions of material in A la recherche du temps perdu », PMLA, 1936 par Philip Kolb par exemple, ou « A bibliographical note on Marcel Proust », Modern Language Notes, 1932 par Milton Garver), voisinent de nombreux ouvrages sur Marcel Proust, sa vie, son œuvre et ses proches, la plupart dans des éditions prestigieuses : ainsi de la biographie du père de Marcel Proust, le professeur Adrien Proust, par le Dr Robert Le Masle, parue aux éditions Lipschutz en 1935, et dont Robert Dreyfus possédait l’exemplaire hors commerce n° XIII imprimé pour le baron Robert de Rothschild ou l’un des cinq exemplaires de tête sur papier japon impérial du Marcel Proust d’Ernst Robert Curtius paru aux éditions de la Revue nouvelle en 1928.
Le noyau de la collection demeure bien évidemment l’œuvre de Proust elle-même. De l’édition originale de Du côté de chez Swann chez Grasset, Robert Dreyfus possède un exemplaire dédicacé par Proust, mais aussi les bonnes feuilles, accompagnées par cette note en date d’avril 1927 : « Ces bonnes feuilles m’ont été données par Calmette en novembre 1913 avec la lettre de M. P. lui demandant un écho dans le Figaro, lettre que j’ai publiée dans les Souvenirs (page 295) (…) » Robert Dreyfus possède l’intégralité des œuvres de Marcel Proust dans leurs éditions originales. On en identifie facilement les volumes au sein de sa collection, car ce sont les seuls, avec deux volumes dont il est lui-même l’auteur, qu’il fait relier en demi toile et papier coloré par le relieur Franz – de son nom complet Franz Ostermann, relieur d’origine alsacienne qui ouvre son atelier à Paris en 1872 et signe ses reliures de son prénom.
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L’attachement de Robert Dreyfus pour les livres que Marcel Proust lui a personnellement envoyés et dédicacés se traduit matériellement par l’usage d’un papier de reliure spécifique, aux motifs floraux, plus clair que celui employé pour les volumes non dédicacés. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Marcel Proust ait eu connaissance de ce goût de son ami pour l’unité visuelle de ses œuvres ; il note en dédicace de l’édition de Du côté de chez Swann à la NRF : « à Robert Dreyfus, Encore ce Swann qu’il a déjà ! Mais pour lui composer une collection plus homogène d’aspect. »
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Chacun des volumes ainsi paré contient une dédicace qui est davantage qu’un simple envoi, à la fois parce qu’elle donne à voir la profondeur du lien d’amitié qui lie les deux hommes, et parce qu’elle nous fait approcher l’existence concrète de l’artiste, en même temps que le génie avec lequel il recompose la réalité, jusque sur les pages de garde de ses œuvres.
À cet égard, la dédicace d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs est emblématique. Marcel Proust y fait allusion au fait que Robert Dreyfus et lui auraient tous deux été amoureux de deux jeunes filles différentes, fréquentées dans les jardins des Champs Élysées et dont le nom finissait en I.
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Cette lettre de Proust en tête des Jeunes filles est citée et commentée par Robert Dreyfus dans ses Souvenirs parus chez Grasset, sans qu’il s’attarde aucunement sur ces amours parallèles, ni même ne les relève. Que Marcel Proust ait été, adolescent, amoureux de Marie de Benardaky, dont la sœur se prénommait Nelly, et que son cercle d’amis se retrouvât sur les Champs Élysées est exact.
Mais ce qui émane de cette dédicace, c’est surtout le plaisir évident avec lequel Proust convoque le passé pour en faire une genèse, et en enrober les circonstances réelles dans la magie de l’allusion. Et pour en dégager, dans sa gloire ascendante, le personnage de Swann.
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La précision avec laquelle Proust s’attache à détailler le processus éditorial dans la dédicace d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs (« En attendant que les volumes suivants pas imprimés mais écrits, le décrivent entièrement ») est également perceptible dans l’épître qu’il rédige en tête de l’édition de 1919 de Du côté de chez Swann à la NRF : « J’ai bien reçu hier q.q. exemplaires d’auteur mais c’était tous des « 2e Edition ». Aussi je ne voulais pas te les envoyer ».
Dans les deux cas, l’écriture, volontaire, et la mise en page, sinueuse, rappellent l’essence même des manuscrits de la Recherche, et l’on y voit tout autant l’écrivain que l’homme : « je suis tellement malade depuis que j’ai déménagé que je suis presque gâteux ». Jusqu’à l’écriture moins bien assurée, presque tremblante, et le repentir du « Tendre » ajouté devant « Souvenir » dans la dédicace du Côté de Guermantes II, émouvante dans la fragilité dont elle témoigne, et pourtant parvenue jusqu’à nous.
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Liste des documents présentés
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris : Nouvelle revue française, 1919. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 F (1) 8° ;
- Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris : Nouvelle revue française, 1918. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 F (2) 8° ;
- Marcel Proust, Le Côté de Guermantes 2. Sodome et Gomorrhe 1, Paris : Nouvelle revue française, 1921. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 F (4) 8° ;
- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Le Côté de Guermantes 1 ; Sodome et Gomorrhe ; La Prisonnière, Paris : Nouvelle revue française, 1921-1923. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 F (3) 8°, L F r 84 F (5/2) 8°, L F r 84 F (5/3) 8°, L F r 84 F (6/1) 8°, L F r 84 F (6/2) 8° ;
- Marcel Proust, Pastiches et mélanges, Paris : Gallimard, 1919. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 G 8° ;
- Marcel Proust, Chroniques, Paris : Gallimard, 1927. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 J 8° ;
- Hommage à Marcel Proust, Paris : Gallimard, 1927 (Les Cahiers Marcel Proust; 1). Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 L (1) 8°;
- Ernst Robert Curtius, Marcel Proust, Paris : La Revue nouvelle, 1928. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 ZB 8° ;
- Robert Le Masle, Le professeur Adrien Proust, Paris : Lipschutz, 1935. Bibliothèque Ulm-LSH, L F r 84 Z 8°.
Présentation réalisée en octobre 2019 par Emmanuelle Sordet