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Ulm-LSH / Jourdan-SHS
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Les normaliens et l'affaire Dreyfus : lettre de soutien à Gabriel Monod, 10 novembre 1897
La bibliothèque Ulm-LSH a fait l'acquisition en avril 2019 d'un exceptionnel témoignage de l'engagement des normaliens dans l'affaire Dreyfus : le 10 novembre 1897, les élèves écrivent une lettre collective à l'historien Gabriel Monod (1862 l) afin de l'assurer de leur soutien face aux attaques dont il fait l'objet.
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L'affaire Dreyfus et l’École normale
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En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, brillant officier juif, est arrêté et inculpé pour intelligence avec l'ennemi.
Condamné à la dégradation et à la déportation à perpétuité en Guyane pour haute trahison en décembre 1894 à l'issue d'un procès à huis clos, il ne cesse de clamer son innocence. Il mène avec ses proches et ses soutiens un combat de plus de 12 années avant que celle-ci ne soit finalement reconnue le 12 juillet 1906 par un arrêt de la Cour de cassation.
L'affaire Dreyfus déchaîne les passions travaillant la société française : antisémitisme, raison d'État, autorité de la chose jugée et secret militaire s'opposent aux valeurs républicaines de justice et de vérité.
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L'affaire marque aussi l'apparition d'une figure nouvelle, celle de l'« intellectuel » engagé. À travers divers organes de presse, les auteurs, écrivains, journalistes prennent position pour ou contre Dreyfus : tribunes, lettres ouvertes, manifestes, sont autant d'outils mis au service de la cause défendue. Dans ce contexte, l'École normale joue un rôle important : autour de la figure centrale de Lucien Herr, le bibliothécaire de l'École, élèves et enseignants prennent majoritairement le parti de Dreyfus. De nombreux normaliens sont des dreyfusards de la première heure — Lucien Lévy-Bruhl, Salomon Reinach, Alexandre Bertrand, Paul Appell — qui mobilisent leurs réseaux pour soutenir la cause du capitaine.
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Gabriel Monod, soutien de Dreyfus
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Gabriel Monod (1844-1912), issu d'une grande dynastie protestante, entre à l'École normale en 1862. Agrégé d'histoire en 1865, il enseigne à l'École pratique des hautes études, dont il dirige la IVe section, avant de suppléer Lavisse à l'École normale à partir de 1880, puis de rejoindre la Sorbonne en 1904. Fondateur avec le chartiste Gustave Fagniez de la Revue historique (1876), il promeut avec Lavisse et Seignobos une historiographie « méthodique », prônant l'étude critique des documents et des sources d'archives. Savant reconnu et respecté, il est une figure intellectuelle notable de la IIIe République.
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Dès le procès de 1894, Monod, contacté par son condisciple Lucien Lévy-Bruhl (1876 l), cousin de Dreyfus, nourrit des doutes sur la condamnation du capitaine, mais n'exprime d'abord ses convictions qu'en privé. Un tournant a lieu lorsque, le 10 novembre 1896, le journal Le Matin publie en première page le fac-similé du bordereau attribué à Dreyfus, pièce capitale du procès. Monod décide alors d'appliquer sa méthode d'historien aux pièces du procès Dreyfus. Il contacte à cet effet le publiciste Bernard Lazare, son ancien élève à l'EPHE, qui venait de publier une brochure visant à démontrer l'innocence de l'officier. Monod relate : « [Bernard Lazare] m'apporta à l'École des Hautes Études des fac-similés et des originaux de lettres [...] Je fis aussitôt la comparaison des écritures […] Je procédai à un examen minutieux des deux écritures et arrivai à la certitude que le bordereau ne pouvait avoir été écrit par D. » Dès-lors, pour l'historien, la révision du procès s'impose. Il se rapproche de Mathieu Dreyfus, le frère du capitaine, qui écrivit par la suite : « La première brochure de Bernard Lazare, puis surtout le fac-similé du bordereau avec les spécimens de l'écriture de mon frère nous valurent de précieuses recrues et plus spécialement dans le monde que l'on appela dédaigneusement, plus tard, le monde des intellectuels. À la tête de ces derniers étaient Gabriel Monod, Salomon Reinach, Appell. »
À l'automne 1897, le contexte oblige Monod à prendre parole publiquement. Depuis l'été, la presse antidreyfusarde s'émeut avec virulence des démarches du vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner (1833-1899). Cet industriel protestant mulhousien, convaincu de l'innocence de Dreyfus et fortement encouragé par Monod en ce sens, mobilise en effet ses réseaux politiques pour obtenir la révision du procès du capitaine. Il est reçu par le président de la République Félix Faure le 29 octobre, sans résultat. Ses démarches auprès du ministre de la Guerre, le général Billot et du président du conseil, Jules Méline, restent également infructueuses. Le 1er novembre, le journaliste antidreyfusard Alphonse Humbert dans l'Éclair prend violemment à partie Scheurer-Kestner mais aussi Gabriel Monod, accusé de tirer « les fils de l'affaire Dreyfus », le sommant de parler. Puis, le 4 novembre, Monod est cité dans Le Temps : Jules Claretie y exprime son respect pour la « haute et loyale personnalité » de Scheurer-Kestner, tout en émettant des réserves sur le fond de l'affaire ; faisant part de ses réflexions à Bernard Lazare, celui-ci lui dit « Interrogez M. Scheurer-Kestner, interrogez M. Gabriel Monod ! »
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En réponse, Monod fait paraître le 6 novembre une lettre ouverte dans Le Temps et le Journal des débats, première intervention publique dans l'Affaire de la part d'un savant. Il y demande la révision du procès, exigence morale appuyée sur la rigueur de faits démontrés scientifiquement.
Premier « intellectuel » à s'exprimer publiquement en faveur de Dreyfus, Gabriel Monod fait l'objet d'attaques violentes, notamment dans le journal nationaliste La Patrie, mais reçoit aussi des témoignages de soutien : les élèves de l'École normale lui écrivent collectivement le 10 novembre 1897 une lettre, signée par la quasi-totalité des membres des promotions littéraires et scientifiques des années 1895, 1896 et 1897. Henri Beslais et Charles Péguy, de la promotion 1894 ont également signé avec leurs camarades.
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Le 17 novembre, Le Temps reproduit la lettre dans ses colonnes. Monod remercie par la suite les élèves de l'École : « Vous formerez pour l'avenir des générations plus fortes que les nôtres qui sauront avoir le courage de leur opinion et le respect de celle d'autrui et qui garderont à la France son vieux renom de générosité et de courage ».
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Liste des documents présentés
- Lettre de soutien des élèves de l'École normale à Gabriel Monod, 10 novembre 1897. Bibliothèque Ulm-LSH, Ms 244 ;
- Bernard Lazare, Une erreur judiciaire : la vérité sur l'affaire Dreyfus, Bruxelles, veuve Monnom, 1896. Bibliothèque Ulm-LSH, H F er 1311 8° ; ex-libris manuscrit : « Lévy-Bruhl » ;
Ce recueil factice rassemble plusieurs publications de Bernard Lazare, poète, critique littéraire, polémiste anarchiste luttant contre l'antisémitisme, et surtout, infatigable défenseur du capitaine Dreyfus. La première brochure, publiée en 1896 à Bruxelles, avait été financée par Mathieu Dreyfus, le frère du capitaine. Elle fut imprimée à 3500 exemplaires et envoyée à de nombreux personnages publics, soutiens actifs ou potentiels de la cause de Dreyfus. Parmi ceux-ci figuraient Gabriel Monod, dont Lazare avait été l'élève à l'EPHE, mais aussi Lucien Lévy-Bruhl (1876 l), cousin du capitaine et l'un de ses premiers défenseurs dans les cercles normaliens. Celui-ci fit sans doute don de son exemplaire à la bibliothèque de l'École normale par la suite ; - Études d'histoire du Moyen Âge dédiées à Gabriel Monod, Paris, Alcan, 1896. Bibliothèque Ulm-LSH, H M gé 164 8° ; envoi manuscrit : « Offert à la Bibliothèque de l'École normale, G Monod » ;
- Fac-similés d'extraits des journaux Le Temps (6 novembre 1897) et La Patrie (8, 9 et 10 novembre 1897).
Références bibliographiques
- Vincent Duclert, L'Affaire Dreyfus : quand la justice éclaire la République, Toulouse, Privat, 2010. Bibliothèque Ulm-LSH, H F er 1132 PC 8° ;
- Vincent Duclert, L'affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, 2018. Disponible en ligne sur cairn.info ;
- Vincent Duclert (dir.), Savoir et engagement : écrits normaliens sur l'affaire Dreyfus, Paris, ENS, 2006. Disponible en ligne sur OpenEdition books.
Présentation réalisée par Lucie Fléjou, juillet 2019