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Entre ciel et mer : autour d'une allégorie des guerres de religion
Depuis l’Antiquité, le thème de la navigation a nourri l’imaginaire et servi de métaphore, que ce soit pour désigner la traversée des tumultes de l’existence, comme le soulignait Saint-Augustin (le topos de la navigatio vitae), ou pour symboliser le passage de la mort, que Gaston Bachelard avait appelé le « complexe de Caron », qui renvoie à la traversée des eaux du Styx dans la mythologie grecque et que l’on retrouve dans différentes cultures : la barque solaire dans l’Égypte antique, pour prendre un des exemples les plus connus, ou encore les célèbres « bateaux tombes » anglo- saxons, comme celui de Sutton Hoo ou scandinaves, comme le bateau d’Oseberg, en Norvège.
On retrouve aussi souvent ces thèmes comme métaphore philosophique et politique, et ceci dès Platon, qui compare la vie humaine à une mer agitée, faite de plaisirs et de peines, sur laquelle seul le philosophe peut instaurer le calme. Dans La République, il compare le bon gouvernant au pilote qui maîtrise l’art de naviguer, tandis que les démagogues prennent la forme de marins qui se disputent le gouvernail et prétendent que l’art de naviguer « n’est point un art qui s’apprenne » . Selon Diogène Laërce, Anacharsis, l’un des sept sages de la Grèce, considérait ceux qui naviguent comme une autre espèce d’hommes, entre les vivants et les morts, tandis que Lucrèce faisait du naufrage observé du rivage une métaphore de l’existence humaine. Ces métaphores marines irriguent la culture philosophique et théologique de l’Antiquité et de l’Occident médiéval, de Saint- Ambroise à Dante, en passant par Hugues de Saint-Victor et Saint Thomas d’Aquin.
Dans la culture chrétienne, la mer a longtemps conservé une image répulsive, ou du moins ambivalente. Comme le souligne Alain Cabantous, « la Genèse voit dans les eaux le symbole du chaos, le Tohu-Bohu, domaine des créatures hideuses » . Elle est en cela dans la continuité des cosmologies sumérienne et assyro-babylonienne. L’image est reprise dans les psaumes qui y placent les dragons et le Léviathan, puis dans les livres de Daniel, Jonas et Jérémie et dans l’Apocalypse. -
La mer représente tout à la fois le double et le négatif du Ciel. Ce sont deux infinis qui se font face, délimités par la ligne d’horizon. Mais l’inconstance et la fluidité de la mer s’opposent au Ciel, immuable et symbole d’éternité. De plus, les grandes profondeurs océanes, elles aussi infinies, sont des puits sans fonds, des abîmes insondables. La mer est donc un symbole de mort, tant physique que spirituelle, un symbole de perdition. Une des hantises de ceux qui prennent la mer est la mort sans sépulture et sans viatique. En outre, on trouve déjà dans les Évangiles, l’image d’une mer qui châtie et engloutit les mécréants. L’engloutissement par les flots est en effet une chute, à l’opposé de l’ascension céleste.
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Cette vision négative de la mer dans l’imaginaire collectif fait écho aux nombreux risques et périls qui furent associés à toute navigation pendant des siècles (tempêtes, naufrages, attaques de pirates) et aux conditions de voyages particulièrement éprouvantes de ces traversées au long cours, que les « grandes découvertes » ont aggravées. En effet, l’allongement considérable de ces voyages a été la cause de l’apparition du scorbut, de famines répétées, sans parler de la fréquentation de climats extrêmes : chaleur de la « zone torride » autour de l’Équateur, climats tropicaux humides, qui pouvaient accélérer le pourrissement des coques des navires, froids extrêmes aux abords de Terre-Neuve, du Labrador ou du Cap Horn notamment.
Il est possible que ces souffrances réelles aient contribué à alimenter cette image démoniaque de la mer, comme l’a souligné Michel Mollat, quand il écrit qu’on assiste au XVIe siècle à une « dévalorisation du monde de la mer » . Dans certains récits de voyages comme les récits de pèlerinage en Terre Sainte, la dégradation physique peut être interprétée comme un stigmate du péché. Le voyage en mer ressemble en effet parfois à une descente aux enfers.
Mais ces traversées sont aussi dans la culture chrétienne l’occasion d’éprouver sa foi : « Si tu veux apprendre à prier, va sur la mer » , déclarait Sancho Pança dans Don Quichotte. Une idée que l’on trouve dans la Bible, notamment chez Saint-Paul, qui, au cours d’une tempête en mer, aurait promis la vie sauve à ses compagnons s’ils mettaient toute leur confiance en Dieu. Une scène qui fait écho à la tempête apaisée par le Christ sur le lac de Tibériade : « Hommes de peu de foi, de quoi avez-vous peur ? ». La mer est aussi le lieu de l’épreuve, du rachat et de la rédemption, de la pénitence.D’où la métaphore du navire comme symbole de l’Église, emprunté à certains passages de la Bible (de l’arche de Noé à la barque de Saint-Pierre). Selon le Dictionnaire de l’Académie française (1694), le « vaisseau se dit aussi de certaines grandes pièces principales des grands bastiments, des grands edifices, et surtout de la Nef ou du Chœur des Eglises ». Le terme de « nef » est d’ailleurs significatif et la toiture de beaucoup d’églises ressemblent à une coque de bateau retournée. On retrouve cette comparaison dans toutes sortes de textes, comme chez le chanoine Louis Balourdet, qui se rend en pèlerinage à Jérusalem sous Henri IV : le mât ressemble à la croix et la voile, dont la blancheur est symbole d’innocence au Christ, tandis que la composition de l’équipage est une image de la hiérarchie ecclésiastique, celui qui tient la barre et sonne la cloche pour être relayé représentant « celui qui tient le « bâton pastoral ». Une image éloignée de la réalité, les missionnaires déplorant souvent l’indiscipline des équipages et qualifiant les gens de mer d’hommes brutaux, prompts à l’injure et au blasphème et enclins à la violence et à la paillardise.
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Cette représentation de la mer dans l’imaginaire chrétien a inspiré des œuvres iconographiques, dont nous vous proposons quelques-unes datées du « temps des Réformes » dans cette exposition. La Réforme, de même que la Contre-Réforme ont en effet eu massivement recours à l’image, notamment par le biais de l’imprimerie, pour frapper l’imagination et susciter le prosélytisme. De plus, le thème de la navigation a inspiré nombre d’œuvres littéraires de la Renaissance et pas seulement la littérature de voyages à proprement parler, du Naufragium d’Erasme au Quart Livre de Rabelais, en passant par La Nef des Fous de Sébastien Brant, sans oublier un certain nombre de traités politiques, comme par exemple La Nef des princes de Robert de Balsac et Symphorien Champier (1502).
Le cœur de cette exposition est constitué par une grande gravure dépliante appelée le Typus Religionis, qui est la reproduction d’un tableau réalisé au début du XVIIe siècle et conservé aux Archives nationales. Cette fresque baroque est mise en parallèle avec quelques documents annexes du XVIe siècle. Ce Livre du mois fait écho aux différents événements sur les guerres de religion, qui ont été organisés depuis l’année dernière pour le 450e anniversaire de la Saint-Barthélemy. -
Barthélemy-Gabriel Rolland d’Erceville (1730-1794)
Typus Religionis, in Recueil de plusieurs des ouvrages de monsieur le président Rolland, imprimé en exécution des délibérations du bureau d'administration du College de Louis-le-Grand, des 17 janvier & 18 avril 1782, Paris, chez P.G. Simon & N.H. Nyon, 1783, p. 420-421.
L’auteur de cet ouvrage est le président Barthélémy Rolland d’Erceville (1734-1793), qui après avoir contribué à l’expulsion des Jésuites, prit part à la réorganisation des collèges de l’Université et collabora à l’administration du Collège Louis Le Grand, ce qui explique sans doute sa présence dans le fonds de la bibliothèque de l’École normale. « Grand et sage d’esprit » disait de lui Paul-François Dubois, directeur de l’ENS de 1840 à 1850.
Réalisée par Jean-Michel Moreau (1741-1814), il s’agit de la reproduction d’un grand tableau conservé aux Archives nationales (présenté ci-dessus), saisi en 1762 au Collège jésuite de Billon, en Auvergne, lorsque la Compagnie de Jésus a été interdite en France. Ce tableau fut probablement réalisé au début du XVIIe siècle. Cette œuvre chargée en symboles se veut pédagogique et porte un grand nombre de légendes en latin. Le Président Rolland, qui en fait un long descriptif, fait remarquer que « les lois de l’Optique n’y sont nullement ménagées » et qualifie l’auteur de « mauvais Peintre ». La représentation du navire n’est d’ailleurs pas réaliste.
Cette fresque de l’âge baroque, intitulée Typus Religionis, que l’on peut traduire par « allégorie de la religion » , représente un vaisseau piloté par neuf fondateurs d’Ordres, dont Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus, qui occupe la place d’honneur, au pied du grand mât et tient un globe au nom de Jésus, tandis qu’un autre Jésuite, installé sur la dunette, joue le rôle du pilote, le compas à la main, au-dessous duquel on peut lire imitatio vitae Christi.
Ce navire, qui est une métaphore de l’Église ou plutôt de la société chrétienne toute entière vogue vers le « port du salut » , porte d’entrée vers le paradis, représenté en haut à gauche. Le fidèle y est accueilli par la mort et par une femme, qui tient une couronne. Une grosse tour, qui fait penser aux anciens phares, tel celui de Cordouan, en garde l’entrée. Ce vaisseau est placé sous le patronage de la Vierge, en haut à gauche (« Stella Maris ») et guidé par le Saint-Esprit, qui apparaît sous la forme d’un pigeon en haut à droite, d’où émanent sept rayons. Les trois mâts principaux symbolisent les vertus théologales (foi, espérance et charité), tandis que le mât de beaupré, à la proue du navire, représente la Prudence.
Ce navire traverse une mer de tribulations, « la mer de ce siècle », dans laquelle les vices apparaissent sous la forme de démons dans une nacelle à gauche, armés d’arcs et de flèches, contre lesquels les religieux combattent. Ceux-ci tentent de ramener à eux un filet de pêche rempli de poissons, qu’un diable nommé Invidia, c’est-à-dire Envie, s’acharne à retenir, bien que transpercé par une flèche. Il s’agit sans doute d’une allusion à un passage de l’Évangile selon Saint-Mathieu, qui affirme que « le royaume des Cieux est semblable à un filet jeté dans la mer et qui recueille des poissons de toutes sortes avant que les pêcheurs en gardent les bons et rejettent les mauvais » (XIII, 48-49).
À droite des démons se trouvent les « apostats », qui ont renié la foi catholique et parmi lesquels on peut identifier Luther, qui dirige son arc vers le vaisseau, Calvin, qui semble prêcher, mais aussi Henri III, qui porte une toque et une fraise, accusé d’avoir assassiné les Guise. Le personnage dévoré par un monstre marin serait quant à lui Odet de Coligny, le cardinal de Châtillon, converti à la Réforme en 1562, comme son frère, l’amiral Gaspard de Coligny, assassiné lors de la Saint-Barthélemy. Cardinal à 16 ans et archevêque de Toulouse à 17 ans, Odet de Coligny sera excommunié par le pape après sa conversion au calvinisme en 1563 et participera à la bataille de Saint-Denis contre les catholiques en 1567, avant de mourir en 1571 en Angleterre, sans doute empoisonné.
En bas à droite, les « hérétiques » se retrouvent dans une situation similaire. Parmi eux, Henri IV , dont la tête renversée en arrière émerge des flots. Son père le roi de Navarre et son oncle le prince de Condé, Louis Ier de Bourbon, chef des protestants au début des guerres de religion (1562-1569) sont également représentés.
Deux personnages, au centre, sont, quant à eux, en train de monter à bord du vaisseau à l’aide d’une échelle. Il pourrait s’agir de Jacques Clément et Ravaillac, les deux régicides. Dans la vision ultra-catholique de l’époque et notamment au sein de la « Ligue », tuer des hérétiques ou des apostats est une action louable et même une contribution à son salut. Le personnage qui accueille Jacques Clément serait le Jésuite Jean Guignard, pendu en place de Grève en janvier 1595, pour sa complicité dans l’attentat manqué contre Henri IV, commis par Jean Châtel. Juste en-dessous, des personnages dans une barque renoncent à leurs richesses qu’ils jettent dans la mer.
À droite, des dirigeants politiques et religieux, dont un pape, un roi de France, un empereur et des évêques s’approchent du navire, à bord d’une chaloupe. Les ecclésiastiques leur livrent des armes (sabres, boucliers, carquois et flèches). Juste au-dessus, en haut à droite, s’élève une côte rocheuse, près de laquelle trône une tente devant laquelle se tient un banquet. Il s’agit d’une représentation des plaisirs mondains. Au-dessus d’une colline, on peut lire superbia vitae. Chaque rocher de cette colline est surmonté de symboles politiques, militaires et religieux : un étendard, une couronne, une mitre d’évêque, un chapeau de cardinal et une tiare. Tous ces honneurs apparaissent comme autant de vanités. Près de cette côte, de petits navires peinent à avancer, certains sont même en partie submergés. Ils représentent les sept péchés capitaux.
Ainsi, en cette période troublée, l’appartenance à la religion catholique se mérite. Comme l’indique l’étymologie du mot « religion », la religion relie, mais elle sépare également, elle relègue.
Il faut aussi rappeler que les Jésuites ont beaucoup contribué aux missions d’évangélisation, que ce soit en Amérique ou en Asie aux XVIe et XVIIe siècles et par conséquent nombre d’entre eux ont été amenés à prendre la mer. Saint-François Xavier (1506-1552) en est un exemple emblématique.
Ce type d’allégorie se diffusa d’ailleurs pendant toute la Contre-Réforme, jusqu’au Mexique et au Pérou, en particulier dans une peinture du XVIIIe siècle de l'école de Cuzco, où les ordres mendiants ont pris la place des Jésuites et où le grand mât ressemble à la Croix du Christ, avec les instruments de la Passion représentés sur la voilure.Bibliothèque Ulm LSH, S G ip 40 4° et S G ip 5 4° (Réserve)
Reproduction issue des collections du British MuseumExposition réalisée par Fabrice Quénéa, Bibliothèque Ulm-LSH.