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Carême/Durry, une amitié en poésie
Marie-Jeanne Durry, née Walter (1901-1980) a 55 ans lorsqu’elle accepte la direction de l’École normale supérieure de jeunes filles, et une longue carrière universitaire, « exceptionnellement brillante »1 derrière elle. Reçue première à l’agrégation de lettres classiques en 1923, première femme professeur à la Sorbonne dans la section de littérature française, Durry fut une critique majeure de son temps. Poète publiée chez Corti et Seghers, elle écrivit en vers comme en prose. Révoquée par le régime de Vichy, elle passe une partie de la guerre à Alger2. Habituée des « Décades de Pontigny » (Gide, Mauriac, Malraux, Martin-du-Gard) son cercle s’étend alors à la fraternité résistante de l’époque, fédérée par René Capitant (Saint-John Perse, Jean Cassou, Edgar Faure, Jean Amrouche…).
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Après-guerre, les Durry forment un couple de « mandarins » : Marie-Jeanne et Marcel rayonnent, respectivement, sur les études françaises et latines3, et Marie-Jeanne Durry continue d’entretenir des relations suivies avec de nombreux poètes : Jacques Prévert, Henri Michaux ou René Char. On ne sait ni quand ni comment elle rencontre Maurice Carême (1899-1978), poète belge d’expression française. Presque exactement contemporains, ils partagent le goût de l’enseignement et l’angoisse indissociable de toute création (« Et de ces poèmes / Où ma vanité / Bourdonne comme un insecte / Qui se croit tout l’été. », déplore Carême dans « Ligne de flottaison »4 ).
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Maurice Carême, comme Marie-Jeanne Durry, se souvient du paradis perdu d’une enfance particulièrement heureuse. Il compose pour tous, pour ses amis, pour les femmes qu’il aime (Andrée Gobron, dite Caprine, puis Jeannine Burny). Pour les enfants aussi, mais pas seulement : il s’en défend presque, écrit « pour que même la plus humble des servantes le comprenne »5. Ce sont ces poèmes-là, joyeux et tendres, que préférera mettre en musique Poulenc, plutôt que la déchirante gravité des odes à la mère défunte (La voix du silence, tout entier dédié à la mémoire de la disparue). Il développe une « narration lyrique […] qui tend à se métamorphoser en biographie universelle de l’humanité »6.
Même unilatéral, l’ensemble exposé ici est unique : il donne à voir les liens de deux poètes unis dans la quête d’une simplicité formelle jamais simpliste. -
Les collections de la bibliothèque de l’ENS conservent la trace de leur amitié : de nombreux livres appartenant à la bibliothèque personnelle de Marie-Jeanne Durry sont entrés dans les collections de l'ENS grâce au don qu'en a fait Durry elle-même.
Ainsi, sur une période de trente ans, treize recueils portent un envoi manuscrit de Carême à Durry. Le premier envoi date de 1946 : sur la page de garde de Femme, Maurice Carême exprime « sa joie d’avoir rencontrée [Marie-Jeanne Durry] et surtout d’avoir trouvé en elle tant d’échos profondément humains ». En 1951, on comprend à la dédicace de La voix du silence que les couples s’apprécient ; en 1956, le poète du Brabant écrit : « Je viens de relire pour la troisième fois […] votre admirable étude sur Gérard de Nerval et le mythe » : le texte de Marie-Jeanne Durry a paru la même année7 et sera l’une de ses études les plus estimées8. -
Carême se déclare au fil de ses envois « l’admirateur » de Marie-Jeanne Durry (Le voleur d’étincelles, 1956), il la remercie de ses conseils (L’heure de grâce, 1957), prévoit de la recevoir chez lui (La flûte au verger, 1960), dit sa joie de l’avoir accueillie (Brabant, 1967). Cette correspondance sur avant-titres montre l’affection succéder au respect, le lien s’approfondir entre Carême et Durry, l’intimité se forger, de « cordiales rencontres » en « souvenirs merveilleux ».
Durry, respectée pour son exigence intransigeante, développant elle-même une œuvre intemporelle, fut l’interlocutrice de nombreux écrivains, poètes et philosophes. Développées, chaleureuses, les dédicaces en couleur de Carême forment un ensemble émouvant, témoignage du soutien constant de Durry envers les créateurs de son temps.Camille Dorignon, Chargée de collections en littérature française.
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1 DIDIER, Béatrice. « In Memoriam Marie-Jeanne Durry ». Revue d’Histoire littéraire de la France, 81e année, n°3 (mai-juin 1981), p. 504.
2 CAVIGNEAU, Marie-Christine. « Marie-Jeanne Durry, Boulevard Jourdan ». L’archicube, n°21, décembre 2016, p. 42.
3 MANDOUZE, André. « Le doyen Marcel Durry Au risque d'humanisme... ». Le Monde, 28 janvier 1978.
4 CARÊME, Maurice. Chansons pour Caprine. Henriquez, 1930.
5 BUFFARD-MORET, Brigitte, et CLEDER, Jean. Maurice Carême. « Comme une boule de cristal… » Entre poésie savante et chanson populaire. Artois Presses Université, 2012.
6 DUMONT, Jacques. La narration lyrique de Maurice Carême. Academia Bruylant, 1996.
7 DURRY, Marie-Jeanne. Gérard de Nerval et le mythe. Flammarion, 1956.
8 Par ex. : MADAULE, Jacques. « Marie-Jeanne Durry ». Poètes d’aujourd’hui, n°152, Pierre Seghers éditeur, 1966.

